« S’il fallait désigner d’un mot la zone d’expérience qu’occupent les jeux vidéo, on pourrait sans doute parler d’une forme d’« hallu-simulation », d’hallucination dans la simulation, de production de vertige dans des univers engendrés par le calcul ; une forme sans équivalent direct du côté des jeux classiques. »
Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011, dans 2. Les théories du fun
Dans son livre Philosophie des jeux vidéos, Mathieu Triclot consacre le chapitre “petite métaphysique de l’hallu-simulation” à une mise en parallèle des mondes développés dans les jeux vidéos, au monde dirigé par le calcul d’un Dieu tout puissant imaginé par Leibniz. Chez le philosophe, le sujet moral possède une liberté consistant à accomplir la volonté d’un Dieu créateur dans un monde parfaitement calculé, qui se rapproche fortement des mondes des jeux virtuels. Un monde où seul le joueur n’est pas programmé, mais dont la seule liberté consiste à accomplir sa quête. Ces dernières années, on assiste à une explosion du nombre de jeu dit “à monde ouvert”, des jeux où la carte (map) à explorer est suffisamment vaste pour pouvoir entretenir l’illusion d’un monde infini, vertigineux (dont le paroxysme est atteint avec Minecraft), faisant oublier les limites du code et révolutionnant la définition d’un jeu comme création d’un monde « clos ». La culture du Mod (modification) permet même de s’introduire dans le code lui-même, pour greffer des jeux dans les jeux, à l’infini, à l’image du célèbre Elder Scrolls, et ses milliers de contributeurs.
Le joueur se fond alors petit à petit dans ce monde calculé (fusionne), devient lui-même l’un des rouages de l’algorithme qui le fait progresser dans le jeu. Il obéit aux règles du programme, fait partie du programme, devient le programme. Lorsque le joueur devient programme, on peut dire, selon l’expression qu’utilise M. Triclot, qu’il est au cœur d’une Hallu-simulation. Une simulation hallucinatoire.
Mais cette comparaison faite entre le Dieu Programme de Leibniz et le jeu vidéo, pourrait être élargie aux enjeux du numérique tout entier. Internet peut-il être considéré comme un immense jeu à monde ouvert ? Un monde-jeu numérique ouvert, vivant, qui s’auto-génère en fonction des actions des joueurs? La liberté des internautes-joueurs se résume-t-elle alors, comme dans un jeu, à exécuter la volonté du Dieu Programme ? Si internet est un jeu, quelles sont les règles, quelles sont les stratégies ? Qui joue, qui est l’adversaire, quel est le gain ? Peut-on tricher ?
Si la grande majorité des internautes se conforme aux algorithmes prédictifs et leurs suggestions, certains ne font pas que subir le “pouvoir du Dieu Programme”, beaucoup s’en amusent (subreddit de bugs par exemple ), et jouent à les détourner (culture du meme, du hack, du mod). Pour obtenir une meilleure visibilité, certains optimisent leur contenu Instagram, trouvent des failles de l’algorithme en cherchant les meilleurs hashtags, les meilleurs horaires… Des entreprises de clics à la chaîne se montent pour tromper Google, des réseaux entiers de pages factices sont destinés à créer des liens hypertextes pour remonter dans le PageRank. La visibilité sur internet n’est qu’un jeu de chat et de souris entre géants du web et utilisateurs engagés et citoyens.
« La situation du jeu vidéo apparaît ainsi comme une combinaison curieuse : il s’agit d’un monde leibnizien, engendré par le calcul, où chaque entité possède ses lignes de code, mais dans lequel on dépose un objet non leibnizien, le joueur, le seul être non programmé dans l’affaire. Que peut-il se passer ? Bien souvent, la situation de jeu consiste à rendre le joueur lui-même leibnizien, à l’intégrer progressivement dans la logique du programme, à le conduire à retrouver l’enchaînement optimal. Le joueur résorbe alors finalement de lui-même la perturbation qui résulte de sa présence pour rendre le monde à son état de perfection. »
Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011, dans 2. Les théories du fun – Petite métaphysique de l’hallu-simulation
« L’univers construit peut d’abord être suffisamment vaste pour englober le joueur qui n’en fera jamais le tour entier : une manière de donner le sentiment d’un infini à travers le fini, de faire oublier le monde clos du code. Cette tactique est celle des jeux que l’on appelle « à monde ouvert »
Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011, dans 2. Les théories du fun – Ludus et Païda
La communauté du jeu Minecraft fait partie des plus nombreuses au monde, et est l’une des plus actives. On trouve des mod pour absolument tout, que ce soit l’ajout d’une nouvelle dimension aux allures de forêt enchantée, la possibilité de cultiver et cuisiner, ou même la création d’univers virtuels inspirés d’œuvres littéraires ou cinématographiques. Les images ci-contre montrent par exemple la création d’une version très détaillée de Westeros, le continent où se déroule l’histoire de Game Of Thrones.