“Heureux qui comme Thésée, pourra sortir de son labyrinthe personnel, une fois pour toutes.”
P. Santarcangeli, Le livre des labyrinthes, Éditions Gallimard, 1974, première parution 1967, p398
Dans son ouvrage Le livre des labyrinthes, P. Santarcangeli démontre, à travers un parcours parmi diverses époques et diverses cultures, que le labyrinthe a, dans les temps anciens, toujours été associé à la mort, aux cérémonies funéraires, à la notion de renaissance ou même de descente aux Enfers. Par exemple, selon la vision théologique médiévale catholique, l’image du labyrinthe peut représenter l’âme pervertie qui se perd dans les pièges du péché pour sombrer et rester emprisonnée en Enfer. Les chemins tortueux sont aussi associés au pèlerinage, à des épreuves difficiles qui permettent d’atteindre le salut, c’est pourquoi on retrouve des motifs labyrinthiques sur le sol de certaines cathédrales. Chez les grecs comme chez les égyptiens, il est aussi associé à un palais. Ainsi dans le célèbre mythe grec, le dédale est construit comme la prison, le palais personnalisé, du Minotaure.
Il est intéressant de noter que le labyrinthe est aussi historiquement très associé à la notion de Cave, caverne en anglais. Ne serait-ce que par son étymologie possible “labirion”, galerie creusée. De nombreuses grottes souterraines, naturelles, lentement dessinées au fil des siècles, faites de bifurcations et d’impasses sont considérées comme des labyrinthes, de la même manière que les mines ou les catacombes. Par ailleurs, on peut établir un lien fort entre la notion de labyrinthe et le jeu, on ne compte plus les jardins taillés destinés à divertir, les jeux labyrinthiques iconiques faits de bois, de billes et de ressorts, en passant par les milliers de pages de journaux et les innombrables jeux vidéos.
“ il n’y a pas de limites aux formes du labyrinthe; et l’aspect que celui-ci prendra à une époque donnée, dans un contexte social déterminé, sera toujours la signature d’un style, d’une conception de vie, d’une manière d’être.”
P. Santarcangeli, Le livre des labyrinthes, Éditions Gallimard, 1974, première parution 1967, p47
Le World Wide Web constitue la Map, la carte d’un jeu à monde ouvert, un monde vivant, un Cyberespace que chacun arpente dans sa vie numérique. Le cyberspace, mot que l’on trouve souvent employé comme synonyme du monde virtuel qu’est le Web, est utilisé pour la première fois par l’auteur de science fiction William Gibson. L’agence nationale de la sécurité des systèmes d’information le définit ainsi : espace de communication constitué par l’interconnexion mondiale d’équipements de traitement automatisé de données numériques.
“Une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d’opérateurs, dans tous les pays, par des enfants à qui des concepts mathématiques sont ainsi enseignés… Une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain. Une complexité impensable. Des traits de lumières disposés dans le non-espace de l’esprit, des amas et des constellations de données. Comme les lumières de villes, dans le lointain”
William Gibson, Neuromancien, Au Diable Vauvert, Première parution en 1984
Dans ce cyberespace, tout est fidèlement digitalisé en une suite binaire de 0 et de 1, tout ne devient qu’information (Shannon et Weaver théorie de l’information). Le corps n’existe pas. Pourtant nous déambulons dans ce monde façonné par des algorithmes. Le Dieu programme analyse les joueurs, contrôle leurs chemins potentiels, définit les murs de leurs labyrinthes, les dirigeant vers leurs prochaines quêtes. Les algorithmes nous proposent des itinéraires maniéristes calculés, nos propres arbres de probabilité. Ils construisent nos palais, nos prisons, nos cocons numériques dont le but honorable et revendiqué est d’alléger nos déambulations en fournissant toujours la bonne information.
Chaque fois que l’on emprunte un couloir, il se déploie, se déforme, créant des chemins, des allées, des canyons, approfondissant un peu plus notre cyber-cave. Paysage personnel des axes prioritaires que l’on emprunte au quotidien et dans lesquels la routine nous enfonce chaque fois un peu plus. Mais le palais du Minotaure ne représente pas seulement sa prison, c’est aussi sa tombe (grave en anglais). Nos traces s’accumulent et l’on creuse à notre image le sanctuaire de notre mort numérique, le paysage de notre vie algorithmique, notre Cyber-Grave. L’appellation que je donne à cette forme de labyrinthe contemporain, cyber-cave, n’est pas choisie au hasard. D’où vient ce préfixe “Cyber”, utilisé à toutes les sauces pour se donner un air futuriste ou connecté, que ce soit dans les mots cyberpunk, cyber-sécurité, cyber-café, cybertruck ou cyberespace… ?
“Cyber is such a perfect prefix. Because nobody has any idea what it means, it can be grafted onto any old word to make it seem new, cool — and therefore strange, spooky.”
New York magazine, Portrait of the city, Dec. 23, 1996
Norbert Wiener, fondateur de la théorie cybernétique est à l’origine de l’utilisation de ce terme Cyber qui a donné naissance à une multitude de mots dérivés, plus ou moins en lien avec le concept d’origine. Elle est née à la fin des années 40 et son créateur la définit ainsi :
« La cybernétique est la théorie des communications et du contrôle aussi bien dans les êtres vivants, les sociétés et les machines. »
Norbert Wiener, Cybernétique et société, L’usage humain des êtres humains, Préface de Ronan Le Roux, Le Seuil, Première parution (US) en 1952, dans Préface CYBERNÉTIQUE ET SOCIÉTÉ AU XXIe SIÈCLE
Wiener présente un projet ambitieux : unifier plusieurs disciplines, comme la biologie, l’économie ou l’informatique grâce à quelques concepts clés comme l’information, la communication et le feedback (la rétroaction). Wiener est l’initiateur, avec Arturo Rosenblueth, de cette célèbre notion de rétroaction, un terme important à l’origine de développements pour les sciences cognitives et la programmation d’algorithmes dits intelligents. Aussi connu sous le terme anglais Feedback, ce mot a glissé peu à peu dans le langage commun et caractérise aujourd’hui un retour sur expérience, un bilan. À l’origine, le feedback désigne la circularité de l’action au sein d’un système, on parle ainsi en français de “boucle de rétroaction”. La rétroaction décrit donc une logique d’autorégulation, qui maintient stable un système où les comportements découlent, dépendent et sont directement influencés par leurs précédents.
« Cette régulation d’une machine sur la base de son fonctionnement réel plutôt que sur celle de son fonctionnement prévu s’appelle « rétroaction » : des membres sensoriels sont actionnés par des membres moteurs et jouent le rôle de mouchards et de moniteurs — c’est-à-dire d’éléments qui renseignent quant au déroulement d’un fonctionnement. La fonction de ces mécanismes est de contrôler la tendance de la machine au dérèglement, en d’autres termes de produire une inversion temporaire et locale du sens normal de l’entropie. »
Norbert Wiener, Cybernétique et société, L’usage humain des êtres humains, Préface de Ronan Le Roux, Le Seuil, Première parution (US) en 1952, dans CHAPITRE I, La cybernétique à travers l’histoire