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L’avènement des réseaux a ouvert une nouvelle ère inspirée des jeux-vidéos, l’ère des simulations, des avatars et de la Gamification du monde, dont le World Wide Web constitue le terrain de jeu principal. Quel type de joueur habite ce cyber-espace ? 

Il me semble que l’on peut définir deux vastes catégories de joueurs dans le grand labyrinthe de la toile. Ceux qui gagnent et ceux qui perdent. Les entreprises d’une part, dont les plus grands représentants sont évidemment les GAFAs, Google, Amazon, Facebook et Apple. D’autre part, les utilisateurs “lambda”, que ce soit le jeune cadre qui consulte son itinéraire de métro, la petite fille sur sa tablette ou le professeur en visioconférence. On débarrasse la vie de ses imperfections en déléguant à des systèmes plus aptes, à des algorithmes si complexes qu’ils s’auto génèrent et dépassent leurs créateurs, le soin d’organiser le monde. 

Qui dit jeu, dit stratégie. Du côté des entreprises, on instaure le digital labor, la marchan­disation de chaque petit geste, de chaque usage numérique. Pour le rendre acceptable, on utilise une propagande qui vante les mérites d’un tel système, fluidité, vitesse croissante, choix de plus en plus faciles, design… On pratique l’hyper-information, on affiche sa transparence, on fait signer des conditions d’utilisation à rallonge, on enfouit la structure de ses algorithmes sous de multiples couches de code indéchiffrables. On exploite les failles cognitives de l’humain en pratiquant l’économie de l’attention, la gamification, l’affordance…

Du côté des joueurs, des utilisateurs « normaux », on a deux options : se rendre face à la suprématie des grands groupes ou continuer de les défier. Si l’on choisit cette dernière option, la stratégie la plus efficace reste celle de l’ermite : l’isolement numérique complet. Une situation, on en conviendra, fort peu réaliste dans le monde contemporain, à moins d’appartenir à une secte, de vivre au fin fond de la forêt Amazonienne ou du désert de Gobi. Alors pour se protéger des publicités on installe Adblock. On s’équipe d’un VPN pour ne pas être géolocalisé. Parfois même, pour rester maître de nos actions et échapper à la surveillance, on pratique l’obfuscation en créant un brouillard de fausses informations pour noyer nos véritables comportements. Si l’on a des connaissances en code, on hack pour infiltrer le système. Si l’on a de l’humour, on crée des memes, des pages reddits, des serveurs discord recensant les bugs. Si on a les moyens, on défie les algorithmes en s’achetant de la visibilité.

Enfermé dans ses carcans historiques, le design semble coincé dans son obsession pour le progrès, pour le confort, pour la croissance. Il est enchainé à l’innovation. Bien loin de se cantonner au design d’objets ou au graphisme, le design est devenu global. Aujourd’hui, il participe à l’accélération du rythme de nos vies, se fait complice de la datafication, du capitalisme cognitif qui efface les différences entre le divertissement, le ludique et la consommation. Les objets doivent être lisibles. Les interfaces faciles à utiliser, l’affordance maximale. D’un autre côté, machines et logiciels s’adaptent de plus en plus au designer, modelant ses contraintes, favorisant certains usages. On crée des interfaces, des objets, des expériences pour rendre l’existence plus aisée. Grâce à des outils universels, des templates conçus pour rendre cette tâche plus facile, un cercle vertueux automatisé. 

E. Quinz parle du désigner comme d’un ingénieur social. Ses constructions déterminent les comportements des usagers. Les designers sont devenus des concepteurs de comportements, ils ont le pouvoir d’influencer les utilisateurs. Dans le grand jeu du Web, le designer est un joueur doté d’un certain pouvoir, la question est, comment choisit-il de l’utiliser ? Quel joueur le Designer peut-il être ? Quelle est sa quête, quels sont ses outils et ses stratégies ?

« […] La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. Elle n’a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision et de rassemblement de soi : elle est mouvement « à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi », comme le disait von Bülow, et dans l’espace contrôlé par lui. […] Elle y braconne. Elle y crée des surprises. Il lui est possible d’être là où on ne l’attend pas. » 

M. de Certeau, L’invention du quotidien, Collection Folio essais (n° 146), Gallimard, 1990, p. 60- 61

Le design est à la fois une tactique et un outil idéal pour essayer d’opposer un petit peu de résistance aux dérives du nouveau capitalisme numérique. Pour défier le pouvoir informationnel, dans ce combat asymétrique, rien de tel que de se prêter au jeu et d’utiliser le design comme l’outil d’une guérilla micro-humaniste. En témoignent les nouvelles pratiques du Design des Communs qui s’appuient sur le projet initial des créateurs du World Wide Web au CERN en 1989 : le partage et l’échange. Les pratiques comme l’open-source permettent d’instaurer une boucle de rétroaction vertueuse. Tout est remis au commun : textes, plans, codes, les étapes de conception sont partagées, mises à disposition de tous, et chacun devient le libre contributeur de cet espace commun. De véritables communautés d’entraide se développent autour des logiciels libres dont Processing et Blender sont les plus grands représentants. Des guildes entières de joueurs s’opposent ainsi à la standardisation avec une parade rusée pour échapper à l’enfermement des templates.

« Les individus ont enfin une arme pour se libérer des puissants, pour exprimer leurs singularités. Si l’ordinateur personnel donne du pouvoir aux individus, les ordinateurs connectés feront mieux encore : ils donneront du pouvoir à des communautés. »

Dominique Cardon, Culture numérique, édition Presses De Sciences Po, 2019, dans 1. Généalogie d’internet, Les origines hippies de la culture numérique

Le design s’infiltre dans la vie quotidienne, en fait partie et peut créer de micro fractures à l’intérieur même du système. Peut-être qu’être designer, c’est jouer à se glisser dans les interstices, c’est encourager la triche, tenter des missions d’infiltration. Favoriser les prises de conscience critique, trouver de nouveaux espaces, de nouveaux usages, exploiter ces nouveaux imatériaux que sont les données, et chercher de nouvelles combinatoires pour s’exprimer. Et puisque dans un jeu, Game et play sont nécessaires, qu’il n’existe pas de play sans frustration, il faut créer des frictions. 

« Le monde n’est peut-être pas tant en manque de games et de règles du jeu que de play, de comportements véritablement ludiques, de capacité à jouer avec les règles. Que serait un monde dans lequel s’exercerait notre capacité à jouer ? La critique laisse ouverte la possibilité d’un usage positif et subversif de la gamification  »

Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011, dans 8. L’engagement total

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