Chez R. Caillois, la figure du vertige comme recherche de déséquilibre, d’une forme d’extase ou de transe, est l’une des catégories anthropologiques du jeu. Le vertige, dans notre société contemporaine, est d’autant plus grand qu’il s’appuie sur l’accélération exponentielle de nos modes de vie et l’immensité des données mises à notre disposition. Rentrer dans la simulation, dans cette projection d’un monde virtuel produit par le calcul qu’est le net provoque cette sensation grisante de vertige, une Hallu-simulation optimisée pour qu’on y passe le plus de temps possible. Si l’écran crée une sensation grisante, il n’est alors pas étonnant de constater l’émergence de nouvelles addictions comportementales liées au numérique. Le vertige, en déclenchant la production de dopamine, génère de l’addiction, c’est un mécanisme assez proche de ce que souligne Matthew Crawford dans son livre Contact, en décrivant le comportement des joueurs de casinos.
« Plus vous adaptez vos machines aux désirs du joueur, plus ils jouent “jusqu’à épuisement”, ce qui se traduit par une augmentation spectaculaire des recettes. »
Matthew B. Crawford, Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, éditions La Découverte, 2016, dans Une ingénierie de l’addiction
Voici ce qui ressort dans Google lorsque je tape “définition Casinos” : Établissement de plaisir, de spectacle, où les jeux d’argent sont autorisés. Pour ma part, je donnerais la définition suivante : lieu-machine parfaitement calculé et optimisé, aspirant l’attention des joueurs jusqu’à l’épuisement, dans le but de faire un maximum de profit. La stratégie adoptée par les casinos, au-delà du simple attrait du gain, repose sur deux grands axes : d’une part l’attrait de l’interface parfois très travaillée qui rend l’expérience tentante, puis absorbante (décor immersif, lumières, son, vibrations, couleurs…), d’autre part, l’accélération du rythme des interactions (suppression des jetons, ou même possibilité de jouer en automatique!), qui est le point de départ de l’addiction. C’est grâce aux addicts, aux joueurs dits “ réguliers” que les Casinos font véritablement fortune. Si on considère internet comme un jeu à monde ouvert, peut-être peut-on comparer son fonctionnement à un casino, où les vraies monnaies d’échange sont les minutes passées et les clics. Yves Citton parle alors de “Playbor”, le mélange indissociable de plaisir ludique (play) et de travail productif (labor), faisant d’Internet un mixte instable et déroutant de terrain de jeu et d’usine. En créant des objets et des interfaces addictives, designers, ingénieurs et chercheurs participent à la construction de cette usine vertigineuse, dont les parcelles de terrain à construire s’élargissent désormais bien au-delà d’internet.
« Le virtuel des jeux vidéos n’est pas autre chose que notre réel, ou ce qu’il tend à devenir, pris dans un codage de plus en plus systématique des activités et des choses. »
Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011, dans 8. L’engagement total
« Il n’y a pas de dispositif de pouvoir sans sujétion, production et orientation du désir, libre coopération ou servitude volontaire. Ce monde, mi-symbolique mi-réel, avec tous les écarts que cela implique, nous l’habitons avec notre corps qui se connecte aux machines, avec nos actes les plus quotidiens qui manipulent sans y songer plus que cela ces univers de données. Quel genre de vie est-ce que de vivre ainsi « à l’écran » ? »
Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011, dans 7. La politique de l’algorithme