Depuis déjà plusieurs siècles, le design contribue à rendre nos expériences “fluides”. Du développement du style streamline dans sa dimension industrielle à l’avènement d’un streamline d’Ikea, il œuvre dans cette optique à améliorer l’expérience de l’utilisation d’objets quotidiens pour les rendre immédiatement compréhensibles et appréhendables.
Mais le XXIème siècle, via notamment le développement d’internet, du big data et des réseaux sociaux, a fait passer ce phénomène à une tout autre échelle. L’expérience, que ce soit une recherche internet, la réservation d’un billet de train ou encore le montage d’une tente, tout doit se dérouler sans le moindre accroc, sans la moindre discontinuité. L’expérience se doit d’être continue, sans interruption, comme une évidence. À cette exigence de fluidité s’ajoute celle d’une vitesse toujours croissante. Depuis quelques décennies on assiste au développement de la 3G, du H, du H+, de l’indispensable 4G, et même de la très débattue 5G. La seconde et quelques dixièmes que prend le téléchargement du dernier épisode Netflix est encore, désespérément, trop longue. Le Temps est un bien précieux, limité, et dont la seule perspective de ne pas le rentabiliser au maximum, suffit désormais à provoquer de l’anxiété. D’après Hélène l’Heuillet, le sommeil lui-même est devenu une contrainte, et crée «une société d’insomniaques» ( Éloge du Retard, p46 ).
“Voilà le paradoxe, du moins en apparence : tout en déplorant son manque, nous nourrissons à l’égard du temps des pensées homicides : le temps gêne, on ne l’aime pas. (…) Le temps s’est évanoui. La crainte d’en avoir trop a produit ce résultat étrange qu’il est en voie de disparition. Il faudrait songer à s’en inquiéter.”
Hélène L’Heuillet, Eloge du retard, Albin Michel, janvier 2020, dans Introduction
“Mais le monde a malheureusement plus à offrir que ce qui peut être vécu au cours d’une seule vie. Les options disponibles surpassent toujours en nombre celles qui sont réalisables au cours de la vie d’un individu.”
Hartmut Rosa, Accélération et Aliénation, éditions La Découverte, 2014, p39
Être forcé de s’arrêter, au milieu d’un flux continu et ininterrompu, est insupportable. Aller plus vite, toujours plus vite, est devenu une priorité. Faire plus, avec toujours moins de temps : derrière cette recherche obsessionnelle et perpétuelle d’efficience se cache une peur du vide, une véritable phobie de l’ennui ainsi qu’une intolérance à la frustration et à l’attente. Cette volonté se retrouve dans la pratique contemporaine des designs dit UI (« user interface ») et UX (« user experience »), dont la poursuite de l’anti-friction, de l’affordance ultime, peut être considérée comme l’objectif suprême.
L’idéal d’un monde tout en fluidité, sans aucune résistance, a un prix : devenir soit même le produit. L’identité numérique n’est que la somme de toutes les traces que l’on laisse en ligne. Cet ensemble forme un groupe de données de forte valeur, mais dont la propriété n’appartient pas au tracé-traqué mais au traceur, qui peut les revendre en temps réel à des annonceurs publicitaires. Si l’on veut continuer à recevoir des suggestions d’achats parfaitement adaptées dans son accueil Amazon et ne pas perdre du temps à effectuer des recherches, il faut tenir à jour le grand registre de ses données personnelles. Cet esclavagisme contemporain, où chaque activité numérique acquiert une valeur marchande, que ce soit une recherche google, un objet connecté ou un like instagram, est connu sous le nom de digital labor. Au nom de la fluidité de l’expérience, le consommateur devient l’esclave in?volontaire d’un pouvoir informationnel qui colonialise discrètement son intimité. Internet serait devenu un pouvoir algorithmique obscur, opaque, qui contrôle, dirige, voire génère nos choix et les personnes que nous sommes. La dystopie n’est pas loin et l’utopie originelle de l’informatique comme grand libérateur des individus, entretenue par les premiers hackers, les premiers bricodeurs, freaks des garages de la silicon valley et autres makers semble aujourd’hui s’être diluée dans la sphère économique. La grande machine du Web s’est, elle aussi, faite avaler par ce que Guy Debord appelle “Le Spectacle ». Bien loin de l’utopie démocratique et libertaire de ses débuts, Internet se serait métamorphosé, en une trentaine d’années, en un système aliénant, complice d’une société de contrôle.
“Internet était une avant-garde innovante, il est devenu conformiste et commercial.”
Dominique Cardon et Antonio A. Casilli , Qu’est ce que le digital Labor ?, La revue des médias, Internet par gros temps, le 07 septembre 2015
« Le point remarquable est que ce dispositif de pouvoir qu’est l’informatique nous traverse de part en part, ne fonctionne selon son idéal « sans friction » que si nous y investissons de nous-mêmes, si, au sens strict, nous nous y investissons. »
Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011 dans 7. La politique de l’algorithme
Né dans les années 30 aux États-Unis, le streamline est un mouvement emblématique du design industriel. Il utilise des matériaux alors inédits dans la conception d’objets du quotidien comme l’aluminium et la bakélite et s’inspire formellement de l’aérodynamisme. Le but est de faciliter la vie des utilisateurs en industrialisant le “beau”, en se basant sur une esthétique de la vitesse qui symbolise le progrès et la croissance… Ancrant dans le même temps dans les esprits que le design “fait vendre”.